La vie avec les livres

La vie avec les livres, c'est un peu la tienne. Cela aurait pu être pire si tu leur avais accordé toute la place. "L'écriture ou la vie" écrivait Jorge Semprun, celui qui s'était tu longtemps, après avoir survécu au grand massacre perpétué des camps nazis. Préférer la vie sans mots écrits plutôt que la mort qui ravine toute persévérance de mémoire sensible est envisageable mais pas facile à argumenter. Il y a des jours avec et des jours sans livre préféré. Toutes les bibliothèques poussiéreuses attestent que la parole écrite peut s'engranger à perte de vue et se collectionner de façon obsessionnelle sans qu'on puisse en justifier la transmission automatique. Les dispositifs culturels et scolaires de prescription sont à la peine face à la masse des données disponibles ou potentielles. Sur internet ou les sites marchands, certains annonceurs prétendent choisir à ta place, selon ton profil, qu'ils inventent de toute pièce à partir de tes clics. De quoi te donner envie, de plus en plus souvent de prendre tes cliques et tes claques... mais pas de congédier tes piles de livres silencieux. Renouer avec la lecture sans témoins te tente assez souvent. Montrer dans le détail ce que tu lis et le pourquoi de la sélection te fatigue à l'avance. Tu n'as pas d'appétence prosélyte ou professorale. Tu n'as rien à vendre ni à céder. Tu réserves ton empathie aux trajectoires autodidactes mais non compétitives. La course aux prix littéraires te met mal à l'aise. A quoi bon se comparer si on est hanté.e par le besoin d'écrire et de le partager ? La singularité et la beauté d'une écriture viennent de mille chemins de traverse. Cela écarte un grand nombre de livres sur ta table de chevet. L'Autre ne lira pas à coup sûr et au même moment, ce que tu lis, et c'est dans la logique de parcours de vie qui n'ont pas de compte à se rendre. Le choix d'un livre sur une étagère personnelle ou de tout autre lieu favorable à la lecture tient du hasard et de l'obstination, du désir aussi, qui n'a rien d'utilitaire. Il surgit, et c'est bien. Il disparait, tu attends son retour. Encore un rêve au petit matin, qui te parle de lectures perdantes, comme des rencontres définitivement ratées...ou simplement perdues...